La poésie, à l’instar de la musique, de la peinture… sait mieux que nous mettre en mots, en images, nos ressentis, nos émotions, nos sentiments.
Aujourd’hui j’ai envie de vous partager des extraits, des bribes que j’ai choisies du magnifique livre « Noireclaire » de Christian BOBIN.
Ce poète généreux, tendre et si subtil, nous invite à regarder au delà des apparences lorsque le monde nous écrase tant par sa dureté que sa futilité.
Il écrivit ce recueil de poésies courtes pour Ghislaine, sa compagne partie trop tôt et subitement dans la force de la vie, en 1995 à l’âge de quarante-quatre ans…
Face au deuil, la poésie de Christian BOBIN peut être un cadeau qui nous offre la douceur d’un moment d’oubli pacifié mais aussi de lucidité émerveillée.
La dédicace est la suivante :
« Pour Ghislaine qui m’a aidé à porter le secret de la faiblesse du monde »
Le chêne clair de ton cercueil est depuis quinze ans sur des tréteaux dans une allée de mon cerveau. Des anges lui jettent des pelletées de lumière. Il ne blesse plus mes yeux. Il est comme un lingot d’or spirituel, une pudeur brutale de l’éternel pour ses enfants aveugles.
Le secret, c’est que le coeur de ceux qui meurent explose de joie.
Il faut faire son travail au mieux puis s’en détacher brutalement. La poussière couvrira tout. Il faut aller d’un pas plus léger que la poussière.
Ce qui s’enfuit du monde c’est la poésie. La poésie n’est pas un genre littéraire, elle est l’expérience spirituelle de la vie, la plus haute densité de précision, l’intuition aveuglante que la vie la plus frêle est une vie sans fin.
La nuit comme une mendiante tend sa main de papier blanc. Elle espère une phrase brûlante, quatre sous de lumière. Le chat s’endort sur le piano. Son souffle de plus en plus lent amène dans les fibres du bois de bonnes nouvelles des étoiles.
Il n’y a pas de passé. Il n’y a qu’aujourd’hui et, dans aujourd’hui, serrés et brûlants comme à l’intérieur d’une clochette de muguet, tous les morts que nous avons aimés.
Rien de plus bouleversant que la vision de petites pantoufles d’enfant dans une chambre, un jour d’école : toute absence même légère parle de la mort.
La grande connaissance a fondu sur toi. Les ténèbres sont de notre côté, pas du tien.
La pluie fait ses écritures. Derrière le paravent des gouttes d’eau, des oiseaux prophétisent.
Comme mes frères les moineaux je travaille paisiblement à l’effondrement des banques et des maisons de retraite.
C’est si beau ta façon de revenir du passé, d’enlever une brique au mur du temps et de montrer par l’ouverture un sourire léger.
Le sourire est la seule preuve de notre passage sur terre.
Lire est une passion lente. S’émerveiller d’un rire gravé dans l’air va plus vite à l’essentiel.
La vie d’écriture, à quoi la comparer sinon à la rêverie de l’oiseau qui, contemplant le ciel vide, oublie un instant la faim qui ravage le minuscule labyrinthe de ses entrailles ?
Chers oiseaux, combien payez-vous de loyer ?
À genoux dans l’herbe haute et cueillant les coucous, je sens la main chaude de la pluie effacer toutes mes dettes à la banque.
Un livre dans une brocante c’est parfois un mort qui me tend la main et qui me dit : ne me laisse pas, s’il te plaît.
Vivre – gravir pas à pas une montagne enneigée et en avoir les yeux brûlés.
Ce journal de la veille dans le caniveau : un gant mort, une ruche en ruine. Si les poèmes ne connaissent pas cette fin c’est parce qu’ils donnent des nouvelles du ciel, jamais du monde.
Absente pour cause d’extase.
À genoux dans la chambre de ta fille tu mets de l’ordre dans ses jouets : c’est la dernière vision que j’ai de toi dans cette vie. Quelques heures après tu n’es plus rien – comme Dieu.
Une goutte d’eau se suicide dans l’évier après une longue hésitation.
Même nos erreurs il faut les faire d’une main ferme. Il est impossible de vivre sans cruauté. Respirer, exercer sa joie, c’est déjà blesser quelqu’un alentour. Les femmes sont brutales, n’est-ce pas. Les madones sont sanglantes. Elles piétinent dans l’enclos d’une liberté – sautent par-dessus la barrière et vont se perdre dans la nuit. Sans elles pas de vie risquée, aucun amour, rien.
Je t’ai aimée comme on aime un enfant unique, génial.
Violente femme douce, j’ai perdu le nom de ton parfum mais je me souviens des drames qui en faisaient l’essence.
La mousse fluorescente des vieux murs parle la langue des disparus. C’est une langue sourdement lumineuse, un serpent émeraude qui monte au coeur.
Quand un sage japonais sent sa mort venir il écrit un poème – une manière d’allumer une bougie dans la pièce d’où son âme s’apprête à sortir.
Rue d’Allevard un lilas collait ses petites oreilles au mur de ta cuisine. Tu as quitté cette maison. D’autres habitants y sont venus, d’autres hirondelles en quête d’un ciel de poutres. Le lilas n’écoute plus rien. C’est ta voix qui lui donnait ses couleurs. Ta voix et tes colères angéliques.
Ta dernière nuit dans une caravane échouée, au jardin de ton frère. Une caravane est un berceau d’air et d’esprit, une maison dont les murs ne repoussent ni le vent ni l’odeur des herbes brûlées. Elle fait partie de ces riens qui abritent nos rêves – comme les livres ou les lettres. Ce matin d’août, sortant de la caravane, tu me dis, rayonnante : »Je n’ai jamais aussi bien dormi ! »
Ta mort est juste derrière ta joie.
Je suis le plus petit disciple, mes maîtres sont partout.
Je me penche sur toi à l’hôpital mais tu es trop occupée à ton travail de mourir. La fantaisie d’un nerf retrousse légèrement ta lèvre. Je ne vois pas tes yeux. Tu les verses sur une lumière intérieure.
Parfois on sent que les nuages ne croient plus en Dieu.
Un train dont tous les compartiments sont éclairés fonce dans la nuit. Nos morts y sont assis, lisant, rêvant, parlant. De toi je n’ai gardé qu’une petite tasse à café. C’est une porcelaine cerclée d’étain. Les fleurs naïves peintes sur son tour supérieur – des roses et de primevères – dansent en rond comme des petites filles. Cette tasse est ébréchée. Je l’utilise parfois, comme coquetier. La regarder ralentit le train et même l’arrête en rase campagne.
Ta fenêtre, rue Traversière, donne sur les frondaisons d’un peuplier. Au dernier matin ses feuilles ont vu ta mort entrer dans ta chambre. Elles ont continué de jouer et je ne peux m’empêcher de voir là une sagesse supérieure.
Je cherche ton visage comme on cherche un interrupteur dans le noir.
Ta voix est accrochée aux silences de ce monde comme le crin doré d’un cheval aux barbelés d’une barrière.
J’épluchais une pomme rouge du jardin quand j’ai soudain compris que la vie ne m’offrirait jamais qu’une suite de problèmes merveilleusement insolubles. Avec cette pensée est entré dans mon coeur l’océan d’une paix profonde.
J’ouvre la porte et laisse Bach courir vers le tremble. Ils rient du même rire.
Chaque seconde perdue à regarder sans intention par la fenêtre retarde la fin du monde.
Texte de Christian BOBIN, tiré du livre : Noireclaire
Si vous voulez entendre l’auteur parler lui-même de son livre, vous pouvez vous régaler à l’écoute de cette interview lors de l’émission La Grande Librairie.
Rony CHABANNE
